Dans cet extrait de L'Assommoir de Zola, les mariés et les invités désœuvrés lors de la journée de noce décident de visiter le musée du Louvre. Le musée est d’abord présenté comme un lieu d’instruction.
Remplit-il cette fonction ?
Extrait :
M. Madinier, pourtant, n’avait encore rien proposé. Il était appuyé contre le comptoir, les pans de son habit écartés, gardant son importance de patron. Il cracha longuement, roula ses gros yeux.
— Mon Dieu ! dit-il, on pourrait aller au musée…
Et il se caressa le menton, en consultant la société d’un clignement de paupières.
— Il y a des antiquités, des images, des tableaux, un tas de choses. C’est très instructif… Peut-être bien que vous ne connaissez pas ça. Oh ! c’est à voir, au moins une fois.
La noce se regardait, se tâtait. Non, Gervaise ne connaissait pas ça ; madame Fauconnier non plus, ni Boche, ni les autres. Coupeau croyait bien être monté un dimanche, mais il ne se souvenait plus bien. On hésitait cependant, lorsque madame Lorilleux, sur laquelle l’importance de M. Madinier produisait une grande impression, trouva l’offre très comme il faut, très honnête. Puisqu’on sacrifiait la journée, et qu’on était habillé, autant valait-il visiter quelque chose pour son instruction. Tout le monde approuva. [...]
La nudité sévère de l’escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d’or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec un grand respect, marchant le plus doucement possible, qu’ils entrèrent dans la galerie française. [...]
Dans la galerie d’Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu’elle croyait marcher sur de l’eau. [...]
Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu’on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l’air. Des siècles d’art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les intéressait le plus, c’étaient encore les copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le ciel tendre d’une immense toile, les frappa d’une façon particulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandre qu’une noce visitait le Louvre ; des peintres accouraient, la bouche fendue d’un rire ; des curieux s’asseyaient à l’avance sur des banquettes, pour assister commodément au défilé ; tandis que les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d’esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores, avec le piétinement d’un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles.
Émile ZOLA, L’Assommoir, chapitre 3, Le livre de poche, 1983, p. 85.
Édouard MANET, Portrait d'Émile Zola, 1868, Musée d'Orsay.
Questions :
1. Qu'est-ce qui témoigne de la bonne volonté et de l'enthousiasme des visiteurs ?
2. L’accessibilité des œuvres d’art leur permet-elle de les "voir" ?
3. L’or des boutons et des cadres, le lustré des parquets, les copistes, tout cela impressionne les visiteurs davantage que les œuvres. Est-ce le signe d'une insensibilité à l'art ?
4. Finalement, ce public incongru devient l’objet du spectacle pour des initiés, qui en rient à peu de frais. Zola donne-t-il raison à Bourdieu en exhibant la fonction de distinction du musée ?
5. Lorsque Zola choisit de faire de cette visite au musée le lieu non pas d’une expérience forte, mais d’une scène ridicule, peut-on lui reprocher de relayer une conception bourgeoise et excluante de l’art ?
6. Prenez connaissance de l'extrait contenu dans la perle suivante. La distinction du bon goût et du mauvais goût vous semble-t-elle légitime ?
7. Tentez de réécrire cet extrait de Zola, en faisant apparaître la sensibilité des visiteurs à la beauté du musée, quand bien même ils ne sont pas des initiés.
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